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Ethique et Santé

Comment associer éthique de soins et éthique en santé publique ?

L’éthique de la santé publique et l’éthique médicale visent à peu près les mêmes objectifs : servir au mieux l’intérêt de chaque individu en matière de soins médicaux, sans dépasser les limites de ce qui est acceptable d’un point de vue sociétal, légal et humain. Pourtant, les réflexions autour de l’éthique médicale se heurtent parfois à des principes antinomiques qui définissent l’éthique de la santé publique. Comment surmonter ou contourner ces contradictions ?

Comprendre les principes de l’éthique de soins

La science et la médecine humaines se développent à un rythme fascinant depuis ces dernières décennies, donnant naissance à des techniques de soin innovantes et avant-gardistes. Certes, ces approches totalement inédites élargissent le champ du savoir et du possible pour les patients, mais aussi pour le personnel soignant, en particulier les médecins. Ces avancées majeures soulèvent aussi d’autres questions : comment s’assurer de la légalité de ces nouveaux procédés ? Sont-ils compatibles avec les valeurs morales, culturelles et/ou religieuses du patient ou du soignant ?

Dans ce contexte d’incertitudes, les professionnels de santé doivent faire appel à l’éthique médicale pour trouver des réponses. Cette approche interdisciplinaire leur impose d’analyser les questions d’ordre médical sur la base des textes juridiques et des valeurs morales, culturelles et historiques du patient. L’objectif de cette réflexion consiste à établir un protocole de soins qui serait acceptable par la personne, en respectant les quatre principes fondateurs de l’éthique médicale :

— L’autonomie

En éthique de soins ou éthique clinique, chaque individu est reconnu capable de décider et d’agir individuellement pour sa propre santé physique et mentale. Les soins proposés par le personnel de santé doivent respecter cette autonomie du patient.

— La bienfaisance

L’éthique médicale impose aux médecins et soignants d’évaluer systématiquement le rapport entre les bénéfices et les risques d’un traitement, avant de le proposer au patient. Une solution thérapeutique respecte l’éthique de soins si elle contribue au bien-être de la personne.

— La non-malfaisance

De la même façon qu’ils agissent principalement pour faire le bien, les soignants ont l’obligation de ne pas nuire à la santé physique et mentale du patient. Ce même principe leur interdit d’intervenir sur le corps d’une personne sans avoir reçu au préalable son consentement éclairé. Autrement dit, un accord notifié sous l’influence d’une substance hallucinogène ou qui altère le raisonnement ou la perception de la réalité n’est pas valable. Cela vaut aussi pour une autorisation obtenue sous la pression ou sous toute autre forme de coercition.

— La justice

L’application des principes de l’éthique médicale par le personnel soignant reste inchangée, indépendamment du statut, de l’origine, de la profession, de la race ou de la classe sociale du patient. Le personnel de santé se doit de prescrire le meilleur traitement possible à chaque individu sous sa responsabilité.

Ces principes de l’éthique médicale concernent tous les intervenants en milieu médical, dont les partenaires sociaux (mutuelle, assurance, etc.), le personnel soignant, la famille et les proches de la personne malade, ainsi que le patient lui-même.

Quels sont les fondements de l’éthique de la santé publique ?

À la différence de l’éthique médicale, l’éthique en santé publique articule sa réflexion dans un contexte communautaire. Le questionnement s’intéresse avant tout aux populations, l’objectif étant d’élaborer une politique de soins bénéfique pour la santé des habitants et conforme aux législations et aux valeurs sociétales acceptées par la majorité. Cette pensée critique peut se faire selon deux perspectives différentes :

— L’éthique en santé publique

L’éthique en santé publique se concentre sur une situation concrète. Son objectif consiste à énoncer des principes applicables sur un sujet spécifique de santé publique. Ces conceptions serviront ensuite à guider la pratique éthique et de prendre des décisions moralement appropriées pour la situation en question. L’éthique appliquée débouche rarement sur un consensus autour des principes à suivre ou de la hiérarchisation des critères à considérer dans la prise de décision. De manière générale, les tenants de l’éthique en santé publique privilégient les solutions qui respectent à la fois la solidarité, la justice sociale, la réciprocité et l’autonomie relationnelle.

— L’éthique de santé publique

L’éthique de santé publique ou éthique professionnelle considère la finalité même de la santé publique, à savoir promouvoir et protéger la santé des populations dans leur ensemble. Le raisonnement repose sur la responsabilité des praticiens en santé publique en tenant compte des codes d’éthique et des normes sanitaires en vigueur dans chaque pays. Les médecins américains doivent, par exemple, opérer conformément à un code d’éthique défini par la Public Health Leadership Society.

En France, les intervenants en santé publique opèrent selon le Code de la santé publique qui comporte une partie législative et une partie réglementaire. La partie réglementaire est constituée de cinq décrets ajoutés entre 2003 et 2005. Même s’il est très complet, ce code ne répond pas à toutes les questions d’éthique de santé publique, notamment celles liées aux découvertes médicales récentes. En cas d’incertitude, le Comité consultatif national d’éthique se charge d’organiser la réflexion autour des problématiques concernées. Ses conclusions peuvent donner lieu à de nouvelles législations ou à des amendements du Code de la santé publique ou de la déontologie des praticiens.

Éthique clinique et éthique en santé publique : quelles différences ?

La pensée éthique en santé publique est fondamentalement différente de celle en éthique clinique. L’éthique de soins s’appuie avant tout sur les intérêts, les problèmes et les besoins des patients individuels dans un contexte clinique. Elle régit les échanges et les interactions entre la personne malade et le personnel soignant, en particulier le médecin.

De son côté, l’éthique en santé publique analyse les problématiques de santé de la population, un ensemble hétérogène constitué d’une grande variété d’individus sur le plan ethnique, social, culturel, économique et religieux. L’éthique en santé publique se différencie par la complexité de ses enjeux : la réflexion ne cherche pas uniquement le bien-être et la santé des individus. Elle doit aussi défendre l’équité et les intérêts sanitaires de chaque groupe de personnes, surtout les communautés marginalisées, opprimées ou désavantagées.

L’éthique en santé publique possède aussi des caractéristiques propres susceptibles d’entrer en conflit avec les fondements de l’éthique clinique :

— Les stratégies retenues en santé publique proviennent essentiellement des professionnels de la santé

— Les interventions en santé publique ne bénéficient pas toujours à l’ensemble de la population

— L’omniprésence et l’institutionnalisation d’une politique de soins peuvent restreindre la liberté décisionnelle des individus

 

Epidémie de Covid-19 : une illustration des oppositions entre éthique clinique et éthique santé publique

Les contradictions entre l’éthique de santé publique et l’éthique médicale sont apparues à de nombreuses reprises par le passé. Les débats autour de la vaccination obligatoire pour éradiquer l’épidémie de Covid-19 sont le dernier exemple en date. Le problème est simple en apparence : presque tous les États – dont l’État français – décident de mener une campagne de vaccination quasi obligatoire contre le virus de la Covid-19. Les raisons invoquées ? Protéger les personnes les plus fragiles, enrayer la propagation de la maladie et renforcer le système immunitaire de l’ensemble de la population.

Ces objectifs cadrent parfaitement avec le principe de « bienfaisance » de l’éthique médicale et avec la nécessité de protéger la santé publique. Cependant, des doutes subsistent concernant l’adéquation de cette campagne avec les notions de « liberté » et d’« autonomie » de l’individu. En France, plusieurs voix ont critiqué l’instauration du pass vaccinal, vu comme un moyen détourné d’imposer la vaccination anti-Covid à l’ensemble de la population.

Avec ce système, l’État français est accusé d’adopter une politique interventionniste et coercitive pour pousser les individus à modifier leurs comportements et leurs préférences en matière de soins. Les statistiques officielles contredisent ces accusations : même avec la mise en place du Pass vaccinal, le taux de vaccination Covid-19 au 1er janvier 2023 plafonne à 78,7 %, soit 53,4 millions de patients qui ont complété le schéma vaccinal initial. Autrement dit, un peu plus de 20 % de la population éligible au vaccin en France ont « choisi » de conserver leur autonomie décisionnelle sur la question.

Des soignants figurent parmi cette minorité qui n’a pas encore reçu d’injection contre la Covid-19. Ces personnels de santé ont été suspendus, officiellement pour « ne pas nuire à autrui ». Les praticiens réfractaires pourraient toutefois connaître un dénouement heureux, après un avis temporaire de la Haute Autorité de la Santé diffusé en février 2023. L’instance devrait publier un avis définitif dans les prochaines semaines.

À la recherche du juste milieu entre éthique de soins et éthique de santé publique

Les frictions entre l’éthique médicale et l’éthique en santé publique ne sont pas nouvelles. Elles risquent même d’apparaître plus souvent à l’avenir, en raison d’un risque épidémique toujours plus élevé. Cela suppose une augmentation en nombre et en complexité des enjeux et des problématiques qui doivent être analysés dans la démarche éthique en santé.

Le principal défi restera inchangé : comment promouvoir et protéger efficacement la santé publique, sans renier les valeurs fondamentales de l’éthique médicale ? Pour anticiper les accrochages futurs sur le sujet, le Comité consultatif national d’éthique a publié en mai 2021 un avis édifiant sur la façon dont l’État, les partenaires sociaux et les leaders politiques doivent conduire les réflexions sur la santé publique et le respect de l’éthique de soins.

Dans ce document, le CCNE identifie plusieurs obstacles à l’élaboration d’un cadre éthique pour la santé publique accepté par tous. Le manque de participation citoyenne, la faiblesse de l’écoute des attentes de chaque individu ou groupe d’individus et le déficit de coordination des institutions œuvrant en faveur de la santé publique sont pointés du doigt par le comité. Pour trouver un terrain d’entente entre la santé publique et l’éthique clinique, le CCNE propose de redéfinir les valeurs et les principes de l’éthique de santé publique à partir de quatre axes clés :

— la préparation et l’anticipation des situations de crises et d’urgence qui menacent la santé publique ;

— la simplification des institutions de participation, de concertation et de décision, afin d’améliorer l’information en santé et de favoriser les arbitrages économiques, sociaux, politiques et sanitaires ;

— la réorganisation du système de santé sur la base d’une éthique de santé publique qui privilégie les relations entre la santé et l’environnement, la santé au travail et l’équité de soins pour tous les individus

Le CCNE reconnaît la complexité du sujet, compte tenu des enjeux et des intérêts variés, parfois contradictoires, des parties impliquées. Ces difficultés ne doivent en aucun cas bloquer les discussions entre les citoyens, les organismes sociaux, les représentants politiques, les décideurs et les opérateurs économiques et financiers. Pour le comité, la réflexion doit :

— prendre en compte les spécificités de la santé individuelle et ses relations avec la santé publique ;

— Étudier les comportements sociaux et individuels ainsi que les dimensions mentale, psychique et informationnelle ;

— Analyser les bienfaits, les obstacles et les inconvénients des politiques sanitaires actuelles selon l’avis de la société, et non des professionnels de la santé, ni des décideurs politiques, ni de l’industrie pharmaceutique ;

— Établir les repères éthiques, sociaux et judiciaires pour résoudre les conflits entre l’éthique clinique et l’éthique de santé publique ;

— Mettre en place un ensemble de cadres permettant de concilier santé publique, participation citoyenne et éthique, à partir des dispositifs existants.

De l’avis du CCNE, la clé d’une santé publique consensuelle se trouve dans le respect des principes éthiques dans toutes les politiques de santé élaborées au bénéfice de la société. Sans cette condition, les professionnels de santé et la population pourront difficilement faire confiance à ces politiques de santé publique et au système de santé dans son ensemble. Le comité rappelle cependant que le choix d’une stratégie de santé publique, au-delà des considérations morales et éthiques, renferme toujours une dimension politique.

Sa mise en œuvre est limitée par les moyens économiques, humains, juridiques et financiers. S’attendre à une politique de santé publique qui fait l’unanimité relève de l’utopie. Néanmoins, la société peut toujours repousser les limites de la réflexion sur l’éthique de santé publique, afin de mieux considérer les exigences individuelles propres à l’éthique clinique.

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