Les valeurs culturelles et religieuses ont de réelles implications éthiques, légales et sociales sur la santé. Leur influence est notable tant sur le plan individuel que sociétal.
1- Le poids des valeurs religieuses/culturelles sur la perception individuelle de la santé
Chaque personne peut développer une éthique qui lui est propre en matière de soins. Cette autonomie décisionnelle ne repose pas uniquement sur le caractère ou le parcours académique. Des influences culturelles, religieuses et historiques entrent souvent en jeu. Ces paramètres pèsent sur la façon dont certaines personnes croyantes considèrent le recours aux soins.
Les convictions religieuses et les influences culturelles deviennent problématiques lorsqu’elles créent des tensions ou obligent le personnel soignant à modifier leur approche axée prioritairement sur la santé de la personne. Les différences de l’évaluation éthique des deux parties occasionnent parfois des conflits de nature pratique, voire juridique. L’actualité récente comporte des exemples concrets, comme le refus d’être soigné par le sexe opposé, l’opposition à une interruption de grossesse ou le refus d’une transfusion sanguine.
Dans les soins primaires, ces situations conflictuelles peuvent être désamorcées assez facilement. Selon le principe de laïcité, les médecins font preuve d’anticipation en élaborant des protocoles de soins adaptés aux souhaits du patient religieux. L’intégration du fait religieux ou culturel conduit ainsi à l’adoption de mesures médicales qui préviennent les situations de blocage. Toutefois, les préparations des services de santé publique perdent en efficacité dans les situations d’urgences, comme lorsque le pronostic vital du patient est engagé. Dans ce cas, le soignant doit prendre une décision radicale basée sur son propre guide éthique et sur l’avis des comités interdisciplinaires de son établissement. Une affaire récente, portée devant le Conseil d’État français, montre la complexité du sujet.
La position des instances médicales françaises
Les services d’urgences interviennent sur un patient de 47 ans, victime d’un grave accident sur la voie publique. En état de choc hémorragique, l’homme est emmené immédiatement au bloc opératoire. Les chirurgiens découvrent alors une hémorragie abondante et active. Ils décident de transfuser cinq culots globulaires, renforcés par 6 plasmas en guise de facteurs de coagulation. Les soignants réalisent neuf autres interventions chirurgicales. Lors de l’une d’entre elles, le patient est transfusé de cinq culots globulaires supplémentaires.
Seul problème : lors de l’accident, l’homme porte sur lui un document signé indiquant son refus de toute transfusion sanguine, « même si le personnel soignant estime que cette solution » peut lui sauver la vie. Le document désigne également une personne de confiance, qui n’est autre que le frère du patient. Ce dernier a aussi répété à plusieurs reprises son refus de transfusion sanguine auprès de l’équipe médicale, en raison de ses croyances religieuses.
Le patient saisit le juge des référés du tribunal administratif et soumet deux demandes. La première consiste à obliger le centre hospitalier de ne plus procéder à d’autres transfusions contre son gré. La deuxième concerne le recours à des traitements de substitution, sans transfusion sanguine. Sa requête a été rejetée.
Il porte l’affaire devant le Conseil d’État. Il accuse l’établissement hospitalier d’avoir violé plusieurs libertés fondamentales, dont :
– une atteinte à la liberté de religion, de conscience et de pensée ;
– une atteinte au droit à l’autonomie personnelle, pour le motif que le refus de transfusion ne s’apparente pas à du suicide, mais à un choix thérapeutique
– l’interdiction de traitements dégradants et inhumains : de son point de vue, les soins administrés par l’équipe médicale contre son gré le privent de sa dignité ;
– l’atteinte à l’intégrité du corps humain, malgré ses directives anticipées et l’intervention de son frère, une personne de confiance ;
– une atteinte à la liberté de consentir aux soins prodigués par un soignant.
L’équipe médicale se défend de toute violation, arguant que les transfusions ont été effectuées dans une mesure strictement nécessaire à la survie du patient. Les médecins disent avoir respecté le souhait de l’homme, en écartant la stratégie transfusionnelle normale et en lui administrant un nombre limité de culots globulaires.
Dans son arrêt du 20 mai 2022, le Conseil d’État rejette les demandes du patient, mais se montre pragmatique malgré tout. Dans son jugement, il rappelle que :
– le respect de la volonté du patient constitue un principe essentiel de l’éthique des soins
– l’existence de directives anticipées guide les médecins dans toute décision de traitement, d’investigation ou d’intervention
Le Conseil reconnait toutefois que, compte tenu de l’urgence vitale de la situation, la décision de l’équipe médicale est compréhensible. D’ailleurs, la réalité du risque vital constitue un élément essentiel qui permet au juge de décider au cas par cas. Dans une autre affaire jugée par la Cour administrative d’appel de Bordeaux, une équipe médicale a été jugée fautive pour avoir réalisé une transfusion sanguine sur une patiente dont le pronostic vital n’était pas engagé. Le traitement a par ailleurs été administré alors que la patiente était sous sédation non consentie.
Une thématique encore ambiguë en Suisse
En Suisse, la Commission cantonale d’éthique de Neuchâtel s’est aussi exprimée sur la question. Elle reprend à peu près les mêmes arguments que le Conseil d’État français sur les questions liées au respect de la liberté individuelle et du consentement éclairé du patient à l’acte médical. La Commission insiste toutefois sur le caractère non absolu des droits de l’individu, face aux devoirs de l’établissement hospitalier vis-à-vis des patients – et envers les médecins. Ainsi, la commission d’éthique estime que le droit à la libre disposition du corps peut être restreint s’il met en danger un intérêt général supérieur, l’ordre public ou les bonnes mœurs.
Malgré ces observations, l’institution affiche une position plus ambiguë et plus pragmatique, du moins par rapport à la posture du Conseil d’État français. Dans son avis, la commission affirme que :
– l’hôpital ou l’équipe soignante a le droit de refuser une opération excluant toute transfusion sanguine.
– Un patient ne peut exiger, pour des motifs religieux, un acte médical sans transfusion sanguine si le chirurgien refuse d’intervenir pour des raisons techniques.
– Tout refus de prise en charge d’un patient doit reposer uniquement sur des considérations techniques et scientifiques, et non par rapport aux croyances de la personne.
– Un patient conscient et capable de discernement est en droit de s’opposer à une transfusion sanguine, même si l’opération semble déterminante pour sa survie. Ce droit s’applique aussi aux personnes porteuses d’une directive anticipée.
Ces deux exemples montrent les différentes postures des autorités face aux choix médicaux de certains patients influencés par leurs valeurs religieuses et culturelles.
2- L’influence des valeurs religieuses/culturelles à l’échelle de la communauté
Les valeurs culturelles et religieuses influent sur la santé de populations entières, lorsque les priorités de santé publique sont définies par ces mêmes facteurs. Ainsi, l’organisation de la santé dans les pays occidentaux, à majorité chrétienne ou athée, se distingue du système de soins dans un pays musulman ou d’une autre culture/religion.
Les autorités de santé en Asie ou en Afrique peuvent ainsi avoir une vision différente du respect des droits de l’homme, de la liberté d’expression en matière de santé, de la transparence organisationnelle et de la responsabilité parentale vis-à-vis des soins administrés. On peut ainsi affirmer qu’il existe autant de systèmes de santé que de diversité culturelle. Pour cette raison, l’idée d’un modèle de santé universelle, commun à tous les pays et toutes les cultures, relève de l’utopie.
Les plans de santé publique d’un pays dépendent forcément de l’éthique collective et du rapport de sa population envers les notions de santé. Certaines technologies de soins basées sur la bioéthique ou l’intelligence artificielle, méconnues ou interdites en Europe, peuvent être autorisées, voire plébiscitées dans d’autres régions du monde – et vice-versa.
Partie 8 – Le dilemme de la répartition des ressources en temps de crise